• PIERRE-FRANCOIS JAMET

    Bienheureux PIERRE-FRANCOIS JAMET

    Second fondateur du Bon-Sauveur de Caen, amorce de l'actuel Centre Hospitalier Spécialisé (hôpital psychiatrique) ; Décédé en 1844 ; Béatifié par le pape Jean-Paul II le 10 mai 1987. 

     

    CAEN :

             "C'est en plein essor que la communauté du Bon Sauveur est frappée par la Révolution. Le décret du 26 août 1789 ordonnant l'élargissement des pensionnaires de force, et surtout les décrets de février 1790 interdisant les vœux monastiques, et d'avril 1792 supprimant les congrégations religieuses consacrées à l'enseignement et au service des pauvres, auraient du marquer un terme à l'histoire du Bon Sauveur comme ils ont marqué le terme à celle de tant d'autres communautés. Mais c'est à ce moment que l'abbé Jamet entre en scène. Agé de trente ans, il est le confesseur de la Communauté depuis deux ans, et, bien qu'il doive se cacher comme prêtre réfractaire, il va s'employer dans la clandestinité (sous le nom de guerre de Deschamps) a maintenir la cohésion spirituelle de la communauté qui se trouve dispersée dans plusieurs maisons, après avoir été expulsée de la rue d'Auge en 1792. Seules quelques religieuses y demeurent avec une douzaine d'aliénées abandonnées par leurs familles. En 1795, les bâtiments de la rue d'Auge sont vendus et le contingent qui subsistait là va s'installer dans une maison de Mondeville, dans la banlieue de Caen. Peu soucieuses de s'embarrasser de ces aliénées, les autorités municipales ferment les yeux tandis que le père Jamet accomplit d'incessantes navettes entre les maisons. La communauté du Bon Sauveur a été ainsi l'une des seules, sinon la seule, à subsister pendant la Terreur. Certes, Caen n'était guère favorable aux Montagnards et par suite aux "Parisiens". Mais il faut compter aussi avec la question, devenue insoluble, du placement des aliénés. On s'emploie alors à diminuer les effectifs du dépôt de Beaulieu plutôt qu'à les augmenter, le souci d'économie l'emportant d'ailleurs largement sur celui d'humanité. De plus, Beaulieu n'est censé recevoir que les insensés indigents : "Vous m'avez transmis, Citoyens [...] relativement aux difficultés pour subvenir aux dépenses de cette maison.[...] J'ai remarqué que la majeure partie des individus existant au Dépôt de Beaulieu se composait de condamnés au renfermement par les tribunaux, de fous ou folles admis par suite de jugements de leur famille.[...] A l'égard des fous et folles, ceux-là seuls doivent être admis au Dépôt dont les parents sont hors d'état de payer une pension suffisante pour subvenir à leurs besoins ; et les intérêts de la République exigent impérieusement que vous preniez à cet égard des renseignements certains sur les facultés de ces individus, à l'effet de ne pas laisser plus longtemps à sa charge ceux qui par eux-mêmes ou par le secours de leur famille peuvent trouver ailleurs les secours dont ils ont besoin [...]". Cet "ailleurs" ne manque pas de sel au moment où aucune solution d'internement n'existe du fait de la suppression des maisons de force. Voilà qui explique la grande tolérance des autorités à l'égard des soeurs du Bon Sauveur. Il est même probable qu'à partir du Directoire, de nouvelles aliénées sont venus grossir le contingent issu de la rue d'Auge. Dès 1799 en tout cas, alors que les mesures antireligieuses s'estompent, la communauté cherche de nouveaux locaux susceptibles d'agrandissements ultérieurs. C'est bien entendu l'abbé Jamet, sorti d'une clandestinité d'ailleurs relative, qui s'emploie dans cette recherche. Après avoir espéré un moment récupérer la maison de la rue d'Auge puis visité toutes sortes d'emplacements finalement impropres à l'implantation d'un asile, il acquiert en 1804 pour ses protégées, après toute une gymnastique financière, la maison conventuelle fort délabrée des Capucins, sise dans la rue du même nom (actuelle rue Caponière). "Voilà donc un lieu, écrivent les religieuses, où nous pourrons vivre selon notre règle ; une maison qui sera pour nous, peut-être à tout jamais, un asile contre l'esprit du monde, une retraite où nous pourrons être vertueuses sans craindre de le paraître". L'année suivante, après les plus gros travaux de réparations et l'aménagement des logements destinés aux aliénées, quinze femmes aliénées sont transférées de la maison de Mondeville à l'ancien couvent des Capucins. Le Bon Sauveur de Caen existe de nouveau au grand jour et c'est avec l'accueil des aliénées qu'il reprend ses fonctions. 41 personnes y vivent d'abord : 15 aliénées, 2 dames pensionnaires (dites "en chambre"), 1 demoiselle "pour l'éducation", 21 religieuses et 2 prêtres, dont bien sur l'abbé Jamet. Une lettre non datée mais rédigée très vraisemblablement à cette époque prouve bien cette orientation de la Communauté vers le soin des aliénées mais aliénées capables si possible de payer une pension : "(...) leur hospice n'étant point doté et n'ayant d'autre revenu que le bien patrimonial des sœurs, ne sont pas destiné à recevoir des aliénées de la classe des pauvres, mais celles qui appartenant à des familles honnêtes sont trop peu fortunées pour payer une pension dans les maisons de santé, et trop au-dessus de la classe des pauvres pour être renfermées dans des maisons de force, telles que Bicêtre ou la Salpetrière. Quelques unes sont reçues au Bon Sauveur pour le tiers ou même le quart de la pension (...) d'autres y sont gratuitement. Il y en a déjà cinq de ce genre... C'est tout le problème de l'accueil des aliénés indigents tel qu'il va se poser bientôt au Bon Sauveur. Sans l'inlassable activité de l'abbé Jamet, le nouveau Bon Sauveur aurait eu bien du mal à reprendre l'essor interrompu par la Révolution. Il a d'abord fallu vaincre les difficultés administratives. Dès 1805, une première demande d'approbation de statuts a été expédiée sous couvert du préfet du Calvados au Ministre des Cultes. Une nouvelle demande est adressée en 1809. Dans ces statuts, le redressement des filles de mauvaise vie a définitivement disparu, tandis que "le soin des fous et des folles dont il est tenu une pension nombreuse, prend définitivement la première place. On remarquera que désormais la vocation d'asile aliénés du Bon Sauveur comprend aussi bien des hommes que des femmes. (En fait, aucun aliéné ne sera reçu au Bon Sauveur avant 1820.) Il a fallu aussi vaincre d'innombrables difficultés financières en achetant maisonnettes et terrains voisins, en réparant, en construisant. Au temporel comme au spirituel, l'abbé Jamet excelle. Il mérite bien son titre de second fondateur du Bon Sauveur, après la Mère Anne Leroy qui avait créé en 1723 à Vaucelles l'Association de Marie. En 1815, le Bon Sauveur est déjà a l'étroit : on est passé en quelques années de deux dames pensionnaires à cinquante ; le nombre des aliénées a doublé ; un pensionnat de sourds-muets a été créé à l'initiative de l'abbé Jamet, tout particulierement intéressé par cette éducation. En même temps qu'effectifs et superficie, croît la réputation de l'établissement, tant et si bien qu'en 1816, le comte de Montlivault, préfet du Calvados, embarrassé par la conversion de la Maison de Beaulieu en maison centrale de détention (excluant par conséquent les aliénés indigents), songe au Bon Sauveur. Après des hésitations provoquées par la crainte d'aliéner une partie de leur autonomie, de remplir désormais des fonctions franchement hospitalières, et plus simplement par celle de devoir accueillir des hommes, les religieuses, encouragées en cela par l'abbé Jamet et par les autorités diocésaines, acceptent la proposition de l'administration départementale. Nouvel élan de charité ? Carte à jouer dans un projet général d'expansion de la Communauté ? Les deux raisons, après tout, ne sont pas incompatibles.    Le 17 juin 1818, un premier traité est signé entre le préfet du Calvados et la Communauté : le Bon Sauveur accueillera désormais les fous et les folles au compte du département et par conséquent indigents. Les constructions rendues nécessaires par l'accueil d'un premier contingent de quarante malades seront financées par un prêt du département (50 000 F) et devront être achevées dans les dix-huit mois. Epileptiques indigents et sourds-muets indigents seront également accueillis par le Bon Sauveur. Chacune des parties contractantes ne pourra renoncer à ce contrat qu'en avertissant l'autre partie trois ans à l'avance. Le Conseil général du Calvados entérine le 15 octobre 1818. La date de 1818 est un véritable tournant pour le Bon Sauveur qui passe ainsi de l'hospice privé à l'asile privé faisant fonction d'asile public alors qu'il n'existe encore en France que huit établissements spéciaux destinés à recevoir les malades mentaux. Le 7 janvier 1822, le comte de Montlivault "voulant contribuer à la prospérité de la maison du Bon Sauveur et désirant obtenir des rapports fréquents sur le traitement sanitaire des aliénés qu'elle renferment et notamment des individus qui y sont entretenus aux frais du département, confirme par arrêté préfectoral le Docteur Jacques Athanase Trouvé, médecin chef des Hospices de Caen, dans les fonctions de médecin des sourds-muets et des aliénés que venait de lui confier l'abbé Jamet. Deux ans plus tard débute la construction de l'énorme bâtiment Sainte-Marie destiné à recevoir 300 femmes aliénées. Architecture asilaire hardie pour l'époque et dans le choix de laquelle l'abbé Jamet semble avoir joué un rôle de promoteur. Le nombre des internés ne va dès lors cesser de croître 97 en 1817, 120 en 1820, 170 en 1823 (100 femmes et 70 hommes), après un nouveau prêt du département. Dans le même temps, le nombre des religieuses est passé d'une vingtaine à 125, auxquelles s'ajoutent 20 employés laïcs. Le Bon Sauveur est déjà un grand asile. A époque où arrivent au Bon Sauveur les premiers aliénés du sexe masculin, à quoi pouvait ressembler le Bon Sauveur ? "Le terrain est grand, écrit la Mère Supérieure en 1818 au préfet (...). Les folles sont un peu plus resserrées dans leur enceinte que les hommes. Leur maison n'est pas aussi commode" (le grand pavillon Sainte-Marie n'est pas encore construit à cette date et celui de Saint-Joseph, pour les hommes, est en cours de construction) ; "cependant, elles sont bien. Le local est dans un air salubre, bien aéré. Une petite rivière (le petit Odon) longe l'habitation des femmes et traverse celle des hommes. La salle des bains froids pour les femmes est bâtie sur cette rivière. Pour les hommes, on y fait passer un canal. Les latrines sont également placées sur le cours, ce qui ôte la mauvaise odeur si nuisible et si désagréable dans certains établissements. Nous avons partout un 1er étage sur les cellules. Le corps principal de la maison a deux étages. Le second est destiné aux .gens de service. Toutes les cellules du rez de chaussée sont élevées à deux pieds au-dessus du sol, afin qu'elles soient moins humides. Nous n'avons point de dortoirs communs. Chaque insensé a sa cellule. On met peu de malades à l'infirmerie. Ils sont plus tranquilles et plus sainement dans des chambres isolées." (Dans ce texte, le terme de cellule doit en effet être compris dans le sens d'une chambre isolée et non d'une cellule de contention.) Une requête adressée au Roi Louis XVIII en 1820 nous donne un aperçu sur le fonctionnement du service : "On compte déjà 120 aliénés, c'est à dire 38 hommes et 82 femmes ; sur ce nombre 56 fous de l'un et l'autre sexe sont à la charge du Département du Calvados, 4 gratis après sa demande, et 8 y sont admis gratuitement par les religieuses qui se privent elles-mêmes du nécessaire pour venir au secours de ces malheureux (...) Les autres sont aux frais de leurs familles. Deux médecins, attachés à l'établissement, donnent aux aliénés tous les secours médicaux que peut exiger ou permettre leur état. Mais on s'étudie spécialement à employer les remèdes moraux. Ce sont des religieuses qui soignent les femmes, et qui veillent sur les gardiens préposés au service des hommes. Cette maison, seule en France qui soit dirigée par des religieuses, a été assez heureuse pour obtenir un très grand nombre de guérisons et l'expérience prouve tous les jours que la douceur et les bons traitements font beaucoup plus que tous les secours de la médecine..." Bientôt, les rapports de l'Inspection Générale ne seront pas si idylliques. Le Bon Sauveur poursuit sa croissance vertigineuse et atteint 300 internés en 1833. Entre 1820 et 1840, sa superficie double. Même si l'on fait la part de la tradition hagiographique, il est certain que les financements sans cesse grandissants du Bon Sauveur ont été maîtrisés de main de maître par le père Jamet (avec l'âge, on lui donne désormais ce titre) sans lequel une pareille expansion n'aurait pas été possible. Au lendemain des Trois Glorieuses, le père Jamet, qui vient de renoncer à la charge de Recteur qu'il assurait depuis 1824, se consacre encore plus complètement à ce qui constitue son unique vocation et son véritable sacerdoce : Supérieur du Bon Sauveur. En dépit de ses 68 ans, non seulement il s'emploie inlassablement à négocier les achats de maisons et de terrains nécessaires à l'agrandissement du Bon Sauveur mais encore il s'évertue à fonder d'autres communautés. C'est chose faite en 1832 avec la création de la succursale d'Albi, puis en 1837 avec celle de Pont-l'Abbé, Picauville dans la Manche, toutes deux destinées à recevoir également des aliénés. Voyageur infatigable, le père Jamet va d'une communauté à l'autre, rédige les nouveaux statuts, fait le siège du ministère pour obtenir leur approbation et faire du Bon Sauveur une véritable congrégation (le 22 avril 1827, une Ordonnance de Charles X a homologué l'installation du Bon Sauveur en autorisant définitivement la Communauté). Le 30 juin 1838, le vote de la loi sur les aliénés institue à l'échelon national ce qui existait déjà au Bon Sauveur depuis vingt ans. C'est toutefois une nouvelle époque qui commence alors, celle du "siècle d'or" de la psychiatrie. Quand au père Jamet, il meurt en 1844, laissant en pleine ville un établissement de près de 14 hectares formé par plus de trente acquisitions successives et comptant près de 600 aliénés."

    in Du Bon Sauveur au C.H.S. par P. Morel et C. Quettel, Pp. 18 à 28 ; Editions du Lys 1992.


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